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Publié le par ap

(Giorgione)

 

Il faut peut-être revenir à l’une des  premières interprétations faites de ce tableau, proposée par Franz Wickhoff, en 1895, que Salvatore Settis, tout en la signalant, écarte pourtant assez rapidement. Selon Wickhoff, le sujet de la toile de Giorgione s’inspirerait de la rencontre entre Adraste et Hypsipyle.


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La scène à laquelle il est fait référence se situe dans le Livre IV et V et peut se résumer ainsi : Adraste, roi d’Argos, avait levé une armée contre Thèbes pour venger l’affront fait à son gendre Polynice par le Roi de Thèbes (Etéocle), celui-ci se trouvant par ailleurs être le frère de Polynice, tous deux étant fils d’Œdipe. Pour ralentir l’avancée des troupes, Bacchus, dieu protecteur de Thèbes, provoque une sècheresse. Assoiffée, affaiblie et sur le point de renoncer à son projet, l’armée d’Adraste trouve refuge dans une forêt. C’est là que se fait la rencontre avec Hypsipyle :

 

« Enfin, au milieu des forêts, dans leurs courses errantes, ils aperçoivent tout à coup, belle encore malgré ses chagrins, Hypsipyle : quoique à sa mamelle soit suspendu un enfant qui n'est pas le sien, Opheltès, fils de Lycurgue, roi de Némée, quoique sa chevelure soit négligée et son vêtement pauvre, il y a des marques de royauté sur son visage, et ses malheurs n'ont pas effacé en elle un reste de grandeur.

 

Adraste ne sait pas encore qui est cette jeune femme qu’il prend d’abord pour une déesse.


Adraste, tant il est étonné, lui adresse ces paroles : "Puissante divinité des forêts, car ton noble visage dit assez que tu n'es pas d'une race mortelle, toi qui, sous ce ciel de feu, n'as pas à chercher où étancher ta soif, viens au secours de nations qui tiennent à toi par le sang […] Dans cette calamité, viens à notre aide, indique-nous, ne fût-ce qu'un ruisseau bourbeux, ne fût-ce qu'un marais infect; rien, en de telles conjonctures, rien n'est honteux, rien n'est vil: c'est de toi à présent que nous implorons des vents et de la pluie, ce n'est plus de Jupiter. […] Puisse sous un astre favorable croître ce fardeau que tu portes ! Que Jupiter nous ramène seulement vainqueurs dans notre patrie, oh! combien de dépouilles ennemies tu recevras en offrandes ! Parmi les troupeaux de Thèbes, je te choisirai, ô déesse, autant de victimes que tu auras sauvé de guerriers, et dans ce bois je te consacrerai un magnifique autel".

 

Bien que troublée, Hypsipyle propose en effet son aide :


"Déesse, moi! Bien qu'en effet j'aie une origine céleste, d'où le pensez-vous? Plût aux Dieux que je n'eusse jamais dépassé l'humanité par mes douleurs! Vous voyez une mère sans enfants, nourrice d'un étranger; mes fils! Quel sein les a nourris, quelles mamelles les ont allaités, un Dieu seul le sait; et moi aussi, cependant, j'eus un royaume, j'eus un père illustre.

Mais pourquoi vous parler ainsi? Pourquoi vous retenir loin de ces eaux qu'implore votre détresse? Venez avec moi; peut-être Langie a-t-elle conservé ses ondes, qui n'ont jamais tari […] Aussitôt, afin de n'être pas pour les Grecs un guide trop lent, ce nourrisson pendu à son sein, (ah! malheureux enfant!) elle le place (ainsi le voulaient les Parques) sur un tertre voisin, le couche malgré lui sur un lit de fleurs, […] Les Grecs suivent Hypsipyle à travers les halliers et les sombres fourrés de la forêt, où nul chemin n'est frayé […] bientôt, aux approches de la fontaine, la vallée retentit, et le murmure des eaux qui coulent sur les rochers frappe leurs oreilles; alors, bondissant de joie, à la tête de l'armée, entre les rangs des troupes légères, où il se trouve, Argus élève son enseigne, et s'écrie - « Les eaux ! ».[…] Ils se précipitent vers le ruisseau, pêle-mêle, sans distinction, et soldats et chefs; il n'y a plus de rangs, la soif les égalise […] Les ondes frémissent, la rivière est arrachée loin de sa source; son eau, naguère d'un vert si doux, naguère si pure et si transparente, est maintenant souillée de la vase de son lit; les rebords de ses rives tapissées de gazon s'éboulent; ce n'est plus qu'un torrent fangeux. La soif est assouvie, et l'on boit toujours.[…] »

 

Une fois désaltérés, les soldats rentrent dans le rang, tandis que Polynice (et non Adraste !) s’adresse à cette bienfaitrice :


« Au milieu d'un cercle nombreux de princes grecs, le noble fils de Talaüs s'était arrêté sous un frêne antique. Placé à son côté, appuyé sur sa lance, Polynice interrogea. "Qui que tu sois, dit-il, toi  à  laquelle a été donnée la gloire de sauver ces innombrables cohortes, honneur insigne que ne dédaignerait pas le père des Dieux lui-même, dis-nous (puisque nous voici joyeux près de ton fleuve) quelle est ta famille, ta patrie, à quels astres as-tu puisé la vie; dis-nous enfin quel est ton père. Sans doute tu touches de près aux Dieux, quoique ta fortune soit passée. La noblesse de ton sang et une divine majesté respirent sur tes traits affligés. »

 

Hypsipyle, touchée par l’attention qu’on lui porte, débute alors le long récit de sa vie et des malheurs qui l’ont, jusqu’ici, frappée, oubliant de revenir vers l’enfant dont elle a la charge. Pendant ce temps, un serpent mord mortellement le nourrisson.


Nombreux on le voit sont finalement les éléments qui se recoupent entre le récit de Stace (particulièrement dans les passages cités, mais pas seulement)  et la toile de Giorgione : de la source au serpent, en passant par les descriptions des faits et gestes des personnages représentés, voire par l’allusion de leurs destinées respectives décidées par les dieux dont l’orage serait la matérialisation…

 

Nombreux aussi les rapprochements possibles (bien qu’il s’agisse d’un tout autre registre) entre le texte de Stace et l’interprétation Biblique de La Tempête par Settis. Le lot de catastrophes et de douleurs, porté autant par Polynice (après son exil de Thèbes…) que par Hypsipyle (chassée de Lemnos pour avoir épargné son père du massacre…), peut en effet être rapproché de l’expulsion d’Adam et Eve de l’Eden (pour n’avoir pas respecté le contrat Divin). Ou encore, l’allusion à l’histoire de Caïn et d’Abel qui peut être mise en parallèle avec la menace du futur combat fratricide qui opposera Polynice et Etéocle.

 

Comme beaucoup de poèmes épiques, celui de Stace fonctionne sur un jeu de tiroirs. L’évènement dramatique qui se produit ici, dans un havre épargné de la malédiction divine (puisque les eaux y coulent encore ), épisode qui ne semble être qu’une parenthèse dans le récit du conflit qui sert de toile de fond à la trame narrative, est en réalité une « réplique », ou plutôt une variante qui fait écho à un autre épisode situé plus en amont.


En effet, dans le Livre II du Thébaïde, un moment fondateur de la ville Argos (celle qui brille) est raconté, lors de leur première rencontre,  à Polynice par le roi Adraste : Phébus (Apollon), après avoir terrassé le monstre Python, trouva refuge auprès d’un ancêtre d’Adraste. Sans se soucier des convenances, il séduira la jeune fille de son hôte, laquelle, vite abandonnée par Phébus, donnera naissance à un fils. Voulant cacher à son père le fruit de ses amours clandestines, la jeune femme en confira la garde à des bergers. L’enfant aurait pu grandir s’il n’avait été dévoré par des chiens un jour qu’il était resté sans surveillance. 

Histoire tragique qui redouble donc, sans la répéter, celle de Hypsipyle qui ne sut pas protéger l’enfant royal qui lui avait été confié et résonne sans doute encore davantage avec celle de Polynice (dont le père, Œdipe, fut élevé dans des conditions semblables…).

Le récit de Stace indique surtout, par le principe des répétitions d’évènements internes au poème, l’étonnante proximité des destinés humaines.

 

[...]

 

Il serait encore possible d’évoquer bien d’autres sources susceptibles d’avoir partiellement nourri l’imaginaire du peintre, des légendes populaires (qu’elles existent encore ou qu’elles soient perdues) des chansons, voire des dictons qui ont pu s’agréger à l’un ou l’autre des récits déjà cités, autorisant tantôt l’utilisation de certains éléments du paysage, tantôt même les attitudes des personnages,

 

Parmi celles-ci on trouve l’univers onirique du Songe de Poliphile (Combat d'amour en songe), ouvrage publié à Venise en 1499, dont l’auteur présumé serait Francesco Colonna. Ce qui frappe particulièrement dans ce texte, proche dans sa structure narrative de La divine comédie de Dante, ce sont les multiples descriptions de monuments ou de ruines, que traverse le personnage ainsi que les différentes figures allégoriques et mythologiques qu’il croise en rêve. Errudit et complexe, Le songe de Poliphile, entretient lui aussi ses parts de mystères et de poésie, d'apparitions et de situations improbables telles que l'on peut les ressentir  dans la Tempête.

le-songe-de-poliphile1.jpgGravure extraite du Songe de Poliphile


Une autre référence possible se situe dans un passage de l’Enéide de Virgile. Lors de la « Descente aux enfers » (Révélations et prophéties d'Anchise,  Retrouvailles - Au bord du Léthé) on croise une description succincte de Silvius, fils d’Enée et petit fils d’Anchise :

 

« Ce jeune homme que tu vois appuyé sur le manche d'une lance, le sort lui a réservé la place la plus proche de la lumière ; le premier, ayant son sang mêlé de sang italien, il s'élèvera vers les brises éthérées : c'est Silvius, au nom albain, le fils qui naîtra après ta mort, lui que ton épouse Lavinie te donnera tard dans ta vieillesse, mettant au monde dans les bois un roi, père de rois, d'où notre race régnera sur Albe-la-Longue. »

 

Le « manche de la lance » en question (hasta pura), serait une « lance pure », c'est-à-dire « sans fer », attribut qui était offert à un jeune guerrier valeureux. Selon Caton l'Ancien, après la mort d'Énée, Lavinie enceinte et craignant la jalousie du roi Ascagne, se réfugia chez un ancien intendant d'Énée, pour mettre au monde un fils. Celui-ci élevé dans les bois reçut le nom de Silvius. Toujours selon la légende, Silvius régna sur Albe la longue, après la mort d'Ascagne. Cette cité antique serait l'une des plus anciennes cités d'Italie et précèderait (suite à quelques péripéties) la fondation de Rome.

 

Bien que la scène décrite par Virgile soit très éloignée de celle représentée par Giorgione, on retiendra surtout  la mise perspective de la descendance qu’elle propose, celle d’Anchise, dont le mythe grec raconte par ailleurs qu’il fut le premier mortel à s’unir à Vénus suite à un sort de Jupiter. De cette union naîtra Enée…

 

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Gravure d'après Anchise et Vénus - Carracci (Palais Farnèse)

 

Si  le « masquage du sujet » existe bien dans la peinture de Giorgione, comme l’explique très justement Salvatore Settis, il est peut-être aussi dans la façon dont furent croisés les fils de plusieurs de ces récits, au point de produire une trame si serrée qu’elle en est devenue une forme « exemplaire ». Ce qui nous la rend encore aujourdhui à la fois insaisissable et, paradoxalement, totalement familière.

 

 

[…]

 

Elisabeth Pavan, dans son essai « Imaginaire et politique : Venise et la mort à la fin du Moyen Âge », analysant les rapports complexes des vénitiens à la nature lacustre de leur ville, aux menaces permanentes de son enlisement, fait observer que cette angoisse, qui existe depuis l'origine de la République vénitienne, s’est particulièrement développée depuis la fin du Moyen-âge.

 

L’eau participe dit-elle à la prospérité de la ville, elle la protège aussi, mais, simultanément, elle menace de l’engloutir. La République de Venise, sans cesse inquiétée par cet "imaginaire d’une mort aquatique ", outre le fait qu’elle s’emploie à y répondre par des actions concrètes (travaux cyclopéens parfois voués à l’échec), s’invente par ailleurs différentes légendes1 capables d’affirmer la durée éternelle de Venise et produit de fait l’image d’une invincibilité, voire d’une immortalité : « Les histoires rédigées par des citoyens ne finissent pas alors de célébrer cette éternelle durée. Que l’on compare les exploits romains aux succès vénitiens et la balance ne penche pas forcément en faveur des premiers. […] L’empire vénitien est le seul aujourd’hui que dans sa grandeur tous les princes du monde contemplent. Ainsi Venise a duré, dure et durera, libre, triomphante et heureuse aussi indéfiniment que durera le monde. […] La ville s’exclut du temps et du devenir. Son futur ne peut être autre chose que la répétition à l’infini de son présent ; il n’est lui-même que la redite du passé. […] Venise refait Rome en améliorant le modèle original, mais elle s’immobilise dans sa splendeur… »

 

Dans l’élaboration de cette mythologie de l’immortalité, un point important repose bien évidemment sur la fonction de la croyance religieuse et particulièrement la morale. L’auteur de l’essai note ainsi que les personnes qui s’opposent à la République sont d’abord associées aux forces des ténèbres qui menacent la cité. Aussi, que des traitres à la République s’opposent au Doge ou à son pouvoir et c’est aussitôt « le bruit épouvantable de la foudre avec le mugissement de la mer en fureur. La submersion guette, elle menace la ville, le pouvoir, le bien. Seuls les justes peuvent s’abriter au cœur de la lagune. », autrement dit : « Perpétuellement au péril de l’eau, Venise l’est plus encore quand le mal sévit et résiste. Le fabuleux défi d’ériger une « ville si ample  au sein des paludes salées » n’a réussi que grâce à la bienveillance divine, il faut la conserver. Même si elle n’est pas toujours formulée, la référence à Sodome et Gomorrhe est donc, dans ces textes, constante. Mais le châtiment encouru diverge de celui subi par les deux cités pècheresses. Plus que le feu du ciel, c’est la violence des eaux que Venise craint d’éprouver […] Le feu s’abat sur les terres et la ville punies, mais il est déluge de souffre (aqua sulfura) et non foudre et flammes, il ne dévore pas, il ne consume pas, il noie, il submerge ».


On aura sans doute remarqué que Giorgione, tout peintre vénitien qu’il était (et pour ce que l’on en connait) n’a pas représenté l’aspect aquatique de Venise. Au contraire, sa peinture est plutôt champêtre, tournée vers les paysages des « hautes terres » vénitiennes, et ne semble donc pas avoir particulièrement pris en compte cet imaginaire de la cité lacustre évoqué par E. Payan. Au plan d’eau de la lagune et à ses canaux il préféra les courbes souples des collines, la combe où s’écoule la source, la végétation verdoyante, les bosquets touffus, l’ombre caverneuse, le lacet des chemins et des routes de l’arrière-pays, qui appartiennent davantage au vocabulaire de ce peintre.

Aussi pourrait-on s’étonner, au premier abord, de ce décalage entre ces deux imaginaires du paysage et les mythologies qu’ils façonnent, mais ce serait sans compter sur le fait, comme le rappelle encore Salvatore Settis, qu’à Venise « à l’aube du nouveau siècle, les «jeunes » semblaient opposer aux « anciens » une image de soi et du monde plus audacieuse et plus confiante […] Cette nouvelle conception aristocratique et « moderne » à la fois, s'appuyait d’un côté sur un culte de l’Antiquité retrouvée et, de l’autre, sur une religiosité intime et personnelle.[…] Cette nouvelle conscience de soi et du monde se cherchait des modèles dans la mythologie antique et prenait parfois alors le visage de Prométhée.[…] En volant le feu divin et en formant des hommes d’argile, Prométhée offre une image orgueilleuse de l’homme, découvreur de la nature et démiurge. »  

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1 - Elisabeth Payan en donne plusieurs exemples, comme celui de l’apparition salvatrice de San Marco, saint patron de Venise, lors d’une tempête qui menaçait de submerger la ville en 1340. Ainsi, alors que les éléments se déchainent  et qu’une armada  « de diables » menace de s’emparer de la ville, San Marco se signant engloutit les démons. Aussitôt la tempête s’apaise la cité est sauvée.

 

[...]

Publié dans peinture

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O
<br /> <br /> Un grand merci pour cette tempête que j'allais essuyer pour ne voir qu'elle, adolescent, à Venise. Et m'en souvenir le lendemain à Castel Franco.<br /> <br /> <br /> <br />
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