Quel Barbizon?

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(Gérard Gasiorowski)

 

 

« Ce pourra être par exemple – ce le fut pour moi l’autre jour – un jardin d’herbe haute sur une pente avec son portillon de bois vermoulu et le soleil dessus. Nous le voyons pour la première fois et, cependant, nous sommes peu à peu gagnés par un fallacieux sentiment de reconnaissance, une sensation plutôt, de celles en quoi s’originent les réminiscences, mais c’est alors un passé fictif et de pure invention, toute une vie rêvée qui se déploie dont ce petit coin de nature aurait pu être le berceau. »

Eric Chevillard, L’autofictif 559,  Vendredi 19 mai 2009

 

 

En 1970, après le succès de l’exposition de la série L’Approche, en Allemagne1, Gasiorowski devait opérer une première bifurcation sensible de son travail. Imitant l’image, il s’était employé avant tout à la « miter ».

Alors qu'il pensait (c’était dans l’air du temps) pouvoir proposer un discours critique sur les processus de la fabrication des images alors même que c’est sur un tout autre terrain qu’il fut accueilli.  C’e fut moins le propos de fond qui semblat intéresser le public que les apparences flatteuses de la facture picturale qu’il donnait à voir.  C’est sans doute à cette époque, ironie du sort, que l’une des peintures de la série l’Approche (Dix secondes conscientes) fut utilisée pour assurer la décoration d’intérieur d'un magasin d’ameublement (WK mobel), publicité  publiée dans les pages glacées(et en couleur) d’un magazine.

 

Puisque la chose énoncée n’avait pas été vue ou entendue, il était donc devenu nécessaire de modifier quelque chose, de "prendre le taureau par les cornes", voire "la clé des champs". Pour ce qui est du taureau, ou plutôt du bœuf, la chose avait déjà été tentée avec notamment  Le Rossignol. Restait la seconde voie, il la trouvera en modifiant la thématique de travail tout en continuant à altérer la nature graphique de ses images : « […] au niveau de la forme, je commençais à faire baver le pinceau, ce qui a donné la suite de tableaux intitulé Période Barbizon. Une suite de paysages, très campagne française, où je retrouvais mes premières amours, Corot, Millet, etc. la mort était toujours là, la forme s’effaçant, je « mitais » le tableau. Là aussi je butais sur un nouveau tic pictural […] », (Gérard Gasiorowski Entr. B. Lamarche-Vadel 1975)


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 Un jour sans nuage, (série Barbizon) 1970 - détail

 
 La période Barbizon, devenue plus tard La fuite du côté de Barbizon, se présente donc comme une série de paysages à la fois lumineux et vaguement inquiétants, des pâturages et des bocages bien ordonnés (Un jour sans nuage), où paissent des troupeaux de blancs moutons, un plan d’eau lisse où flotte une barque et son reflet presque symétrique…  Tout irait pour le mieux dans cet éden si quelques signes, dans les sujets autant que dans le mode de représentation, ne faisaient soudain basculer cette vision d’une douce France.

 

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Ici ( Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir), une venelle encaissée et grise où surgit, sur le pas d’une porte disposée dans l’alignement des murs, la silhouette discrète d’une figure, ou (Je reconnais la maison et l’arbre) la façade d’une bâtisse qui menace la ruine, ailleurs (Crépuscule doré) le balais des rayons qui entame et raye la vue bucolique d’un étang à la tombée du jour, là (Une lumière si douce) contre l’arrière plan ébloui, surgissant d’une combe, une souche envahie de lierre qui se métamorphose en une créature insolite, une futaie dense où perce, dans la dentelle du feuillage, la forme d’un visage (Vous le trouverez à cet endroit…)…

 

Enfin, plus troublant encore, la métamorphose soudaine de branchages qui évoquent (comme l’indique le titre, Le fond du cœur), des cavités et des textures spongieuses d’organes… Plus que ces apparitions, ces visions fugaces, c’est bien de la façon de forcer les lumières, de dramatiser par des pertes volontaires d’informations ou par des dérapages inattendus les limites de cette reproduction, que se joue l’artiste. Avec ces peintures, Gasiorowski continue son travail implacable d’autopsie.

 
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Gasiorowski parvient à maintenir un travail d’équilibre entre le lisible et le visible, le probable et l’improbable… toutes choses que, précisément, la série L’Approche pointait déjà, mais sur une forme et un principe moins européen (parce que plus spectaculaire). Il suffit de considérer la taille des formats de cette Période Barbizon pour se rendre compte qu’il s’agit de toiles de chevalet, dont le sujet figuré ne joue plus, par exemple avec les effets du hors échelle. Ramenée à des dimensions raisonnables (en termes de format), cette suite de peintures n’est pas, pour autant, devenue « plus raisonnable » sur le fond, bien au contraire.

En ce sens, le choix du thème, lié à un paysage devenu historique (sans pour autant qu’il s’agisse de la forêt de Fontainebleau) revu à travers le filtre d’images pittoresques de magazines, répond assez bien aux relâchements ponctuels de la touche. Dans cette fuite (cette fugue ?) monochromatique, élégante et distinguée, quelque chose travaille de l’intérieur des images, monte et enfle doucement, comme un feu qui se consume, comme un orage qui gronde au loin, un flottement d’incertitude. A certains endroits cette fausse image naturaliste, cette fausse réalité, vacille à la lisière du fantastique ou de l’onirique et il semble même que ces bouts de nature, par le cadrage, par l’insistance des effets de contraste de la seule palette en noir et blanc, deviennent de réelles abstractions.


corot_millet.jpgCorot, Le pâtre devant l'étang - Millet, La gardienne de brebis


L’école de Barbizon ou tout au moins le groupe de peintres rassemblés sous cette terminologie un peu abusive « d’école »), on le sait, était une tentative de jeunes peintres qui, las du formalisme mortifère des manières néoclassiques, pensaient eux aussi, par un retour à la nature, échapper aux académismes picturaux, proches par certains aspects des Romantiques. Ces peintres, intéressés par les paysages autant que par les scènes rurales qu’ils pouvaient glaner sur le motif, furent, par cette volonté de placer l’observation et non les canons académiques au premier plan de leur démarche (avec toutes les diversités stylistiques qu’ils pouvaient avoir) les précurseurs des différents mouvements de la modernité picturale. Ainsi, le village de Barbizon et ses alentours, fut un laboratoire cosmopolite plutôt qu’une école.

 

On comprendra la malice de Gasiorowski qui, par quelques motifs choisis, recompose avec des sources décalées mais concrètes, la trajectoire de ce mouvement.  Réalisant ainsi  à son tour « sa fuite » - ou, tout au moins la simulant -  tout en lorgnant du côté de ce qui avait été le motif profond de ces peintres (non les lieux, même s’ils eurent leur importance, mais le désir de rompre avec les valeurs établies d’une époque), l’artiste laissait, à qui voulait s’en saisir, la possibilité d’établir les parallèles historiques qui s’imposaient avec son époque.


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Un tableau comme Le passage2( un berger surveillant ses moutons  entre chien et loup) indiquait à la fois la référence aux multiples troupeaux de bovins ou d’ovins qui traversent les peintures de ses prédécesseurs (allégorie du bon pasteur en prime !), mais remarquait aussi, par la disparition spectrale de son gardien, le lieu possible du passage, à savoir le blanc, vers lequel bientôt, comme la barque de L’angélus 2b, la figure tiendrait sur l’improbable miroir de la toile, comme sur le fil d’un rasoir. Cette barque vide, comme un tombeau ouvert, signe, à l’heure où sonne le carillon, la fin des travaux.


angelus_cartepost.jpgCarte postale représentant l'Angélus d'après Millet 


En 1970, pour que cette fuite soit un tant soit peu crédible, et que l’on ne puisse pas douter qu’il était  bien dans « sa période Barbizon », inspiré, il se laissa pousser la barbe.4

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1 –  Exposition à la galerie Thelen, Essen

2 - Le Passage de Gasiorowski emprunte son titre à un tableau de Corot qui montre un homme traversant un étang en barque ; (2b) - de même, la référence (par le titre) à L’angélus de Millet est malicieuse, puis que ce tableau (l’un de ceux les plus reproduits sur les boites de chocolat dans les années 60) était par excellence l’image d’une peinture bien française, où la dévotion est manifeste. Dans la toile de Gasiorowski  c’est d’une barque qu’il s’agit. Jeux de passe-passe des titres…

4 – Pour la barbe, on peut y voir l’image même de l’artiste bohème : « Ha ! Tous ces artistes, quelle barbe ils ont ! ». Peut-être fallait-il voir aussi, derrière ce masque, une façon de se camoufler, de disparaitre… ou encore  comprendre que l'artiste prenait ainsi "du poil de la bête". 

 

[...]

 

Ce texte est une reprise de notes anciennes « Gérard Gasiorowski, Culture(s) et Catastrophes », 

Une rétrospective du travail du peintre se tiendra au Carré d’Art de Nîmes , du 19 mai au 19 septembre 2010.

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