L’œuvre existe dans une pensée qui se construit sur la chose (#1)
(un bien long titre pour quelques bribes répondant -de loin - à une question sur la matérialité de l'art )
« …j’aime assez que dans VERRE, après la forme (donnée par le V), soit donnée la matière par les deux syllabes ERRE, parfaitement symétriques comme si, placées de part et d’autre de la paroi du verre, l’une à l’intérieur, l’autre à l’extérieur, elles se reflétaient l’une en l’autre.». Francis Ponge
Haut Déviant
« Voilà que se dévoile l'autre face de l'art, indissolublement identifié à sa position critique. L'art est un problème moral lié à la conscience critique de celui qui l'assume en tant que tel. », écrivait Pierre Restany en 1976 cherchant à qualifier la démarche de Marcel Duchamp qui, selon lui, inaugurait une lignée de formes artistiques nouvelles. Celles-ci s’exprimeraient hors des schémas traditionnels, remettant en cause les processus, les moyens techniques, les matériaux classiques, et recourraient volontiers aux nouvelles technologies et aux moyens des mass-médias… Plus qu’une prémonition, ce programme (ce manifeste), traçait la voie d’un certain imaginaire du contemporain. « L'autre face de l'art est par la force des choses la fonction déviante : détournements fonctionnels, fissions sémantiques, révolution du regard. » et d’ajouter : « L'autre face de l'art, c'est l'usage non-conventionnel des conventions ; à quelque niveau de langage que ce soit. Par rapport à toutes les esthétiques dogmatiques de la beauté, l'autre face de l'art assume l'éthique de l'indifférence : il n'y a de beauté différente que dans la beauté d'indifférence. »
Si cette dernière phrase de Restany rappelle la teneur de la formule chère à André Breton « La beauté sera convulsive ou ne sera pas. », il faut bien avouer que outre le coté radical, elle reste un peu sibylline, comme le serait une prophétie. Rien de plus normal en fait, cette idée vient en droite ligne des écrits de Duchamp à propos notamment de : « Il faut parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous n’ayez pas d’émotion esthétique »[1], Cette proposition d’une quête esthétique débarrassée de toute émotion et de toute influence culturelle, reviendrait à envisager une expression vierge ou naïve, neutre ou première, un art sauvage sans règles prédéfinies, sans conventions et donc aussi sans discours critiques, ceux-ci étant d’avance disqualifiés. Point zéro de l’expression donc, forme atone et insaisissable voire magique.
Si cette proposition pouvait sembler correspondre, du vivant de Duchamp, à l’aspect cellulaire émietté, « éclosif » ou spontané de quelques pièces alors en circulation, il s’avère aujourd’hui que cet archipel de formes et signes qui composent les reliefs saillants de l’œuvre est non seulement plus dense mais aussi sans doute plus raisonnable et plus sensible. Les notes, les brouillons, les essais successifs, les repentirs, les variantes, les répétitions, les états, relient peu à peu ce qui apparaissait parcellaire. Si tous les éléments du puzzle Duchampien ne sont pas encore réunis ni même assemblés, nombre des pièces dispersées ou passées volontairement sous silence, venant progressivement s’emboîter, finissent par nuancer l’esthétique prônée du geste minimal de la vacuité d’émotions et du primat de l’intention, qui a tant séduit les artistes conceptuels. Peut-être au fond ne s’agissait-il là que d’un leurre nécessaire visant à créer les conditions de la visibilité de l’œuvre par des manques et des lacunes.
L’air du verre
Vide ou plein un verre d’eau reste un verre. Rempli, le liquide qui, en apparence, ne modifie en rien la taille ou la forme du contenant, en change cependant la nature du volume contenu : l’air a fait place à l’eau. Dans un cas comme dans l’autre, vide ou plein, le récipient contient quelque chose. Si c’est du lait, de l’alcool ou du sable qui remplace l’eau, la fonction fondamentale du verre, en tant que contenant, n’est pas davantage changée. Seuls l’utilisation spécifique qui en est faite et la nature du contenu introduisent des variantes et permettent de différencier, de distinguer et donc de qualifier le verre. On serait donc tenté de penser, par simple analogie, que, dans le champ des arts plastiques, c’est cette matière gazeuse, liquide ou solide remplissant une forme donnée qui établit la particularité d’une œuvre : une toile standard recouverte tantôt d’une couche de couleur, tantôt de sable ou bien volontairement laissée vierge… (Hélas, ce serait évidemment trop simple !)
Revenons donc au verre, à cette enveloppe opaque ou transparente, petite ou grande, fine ou épaisse, en verre, en terre, en plastique, en étain…- autant de particularités qui le définissent dans sa matérialité d’objet – …n’est-ce pas déjà l’œuvre ? L’objet verre comme métaphore de l’œuvre pourrait tantôt être considéré sous sa dimension conceptuelle (contenant/contenu) tantôt sous son aspect physique. Mais ici encore, le corps physique du verre, outre ses qualités matérielles et sa fonction, suppose aussi de surcroit l’existence d’un tiers (de son utilisateur par exemple) le verre étant conçu pour être manipulé, être porté aux lèvres, être lavé… Ajoutons encore à cela que disposé dans le désordre d’une fin de repas ou isolé sur le plateau lisse d’un guéridon, ce verre jamais ne sera le même : la perception de l’objet dépendant de son contexte. Quels que soient l’état, la forme ou l’utilisation choisie de ce verre (ou de toute autre forme d’ailleurs), se posera toujours la question de la part entre ce que l’on sait, de ce l’on voit, de ce que l’on entend, de que l’on en fait.
Dans les dernières lignes de son poème consacré à l’étude du verre d’eau, Francis Ponge, écrit : « Enfin, après le côté suspendu du mot VERRE (convenant bien au verre vide), le côté lourd, pesant sur le sol, du mot EAU fait s’asseoir le verre et rend compte de l’accroissement de poids (et d’intérêt) du verre empli d’eau. » ? Si le verre est une chose, c’est aussi un mot. Chez le poète le corps lexical, est considéré comme un matériau malléable qui, travaillé, pétri prend forme ou, trituré, étiré, rend gorge. Vidons ce verre d’un trait !
[1] - Duchamp du signe, p. 84