Retour à la source (2)
L’autofictif, 861 (2)
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Un détail, souvent, en ravive un autre. Il ne s’agit pas toujours de références explicites, mais simplement de rencontres, de télescopages, dont nous sommes les témoins, dont nous avons gardé la mémoire de l’empreinte fugace, mais suffisante, et qui remonte à la surface.
Un triangle noir, par exemple, observé dans la toile d’Arshile Gorky (Waterfall), fait étrangement écho à celui-ci, plus ancien, à cette entaille dans la terre plongeant dans une mare sombre.
Il se pourrait bien, que, de part la place qu’elle occupe au premier plan d’un paysage en sous bois, cette anfractuosité, qui pourrait n’être, dans d’autres cas, qu’un simple accident du relief, soit bien plus qu’un simple détail. D’ailleurs, plus qu’une analogie formelle, la consistance même de ce talus évoque un fragment de corps.
Il n’est pas rare, dans l’histoire des représentations, que de telles apparitions trouvent leur origine dans l’observation rêveuse de la nature. Les nuages, les troncs, les roches… offrent en de maintes occasions la possibilité de ces métamorphoses, sinon de ces métaphores. Les artistes de la préhistoire imprégnant de pigments rouges les passages resserrés au fond des grottes, Vinci assimilant les taches de moisissures d’un mur à des scènes de batailles, ou Ernst s’émerveillant des frottages réalisés sur un plancher témoignent tour à tour d’une même perception et d’une même utilisation de ces phénomènes.
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La lumière descend dans le branchage, glisse le long des troncs, émaille le touffu d’un buisson, rebondit le long des franges sombres qui se découpent en contre jour sur un pan de mur jaune ou sur le gris bleuté d’un ciel lourd.
Quelques gouttes claires, déposées sur un frottis sombre, suffisent ici à traduire la masse compacte d’un feuillage. Plus bas, la densité des touches vertes opacifie l’écran végétal. On aurait vite fait de s’y perdre !
Ailleurs, des myriades de points noirs et or criblent l’azur. Un coup de lumière montant du sol embrase les cimes, le ciel roulé en boule est déchiré par la zébrure d’un éclair.
Dans l’ovale basculé des ramures qui ploient, au-delà de l’entablement d’un pont rustique, sous ce ciel cabossé, flottent les façades plates et blanches d’une ville. Là-bas, nulle âme qui vive. Sous l’ombre du pont, qui marque la charnière de ce paysage, se dressent quelques vestiges gagnés par la végétation.
Ici se tiennent trois personnages. Sur la gauche, un homme debout, appuyé sur une longue perche, tourne son regard vers une femme en partie dénudée, assise dans l’herbe et qui allaite un jeune enfant. A peine surprise, celle-ci regarde dans notre direction.
De ce tableau, attribué à Giorgio da Castelfranco, dit Giorgione (1477-1510), nous ne disposons que de peu d’informations. Désigné tantôt sous le titre de La Tempête ou Le soldat et la bohémienne dans un paysage d’orage, la peinture semble avoir été réalisée aux alentours de 1507, c'est-à-dire quelques trois ans avant que Giorgione ne soit emporté par la peste.
On suppose qu’il s’agit d’une œuvre de commande, passée par Gabriele Vendramin, jeune noble proche d’un cercle de poètes humanistes vénitiens (Le cercle d’Asolo initié par Pietro Bembo). Les trois philosophes, et la Vénus, autres toiles datant de cette époque, restées inachevées à la mort de l’artiste, auraient été, elles, commandées respectivement par Taddeo Contarini et Girolamo Marcello, deux autres membres de ce cercle, amis de Giorgione. A ce jour, les historiens s’accordent pour considérer que si Sébastiano del Piombo et Titien ont participé chacun à l’achèvement de ces deux tableaux. Seule La Tempête serait de la main unique de Giorgione.
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