L’esprit d’escalier (3)

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3 – Des nus décents dans l’escale y sont  (Rubens - Duchamp – Burne-Jones – Degas…) 

 

La représentation de corps emmêlés n’est pas un fait nouveau dans l’histoire de la peinture occidentale. L’époque Baroque a su jouer de ces figures du vertige s’élevant ou chutant dans l’espace céleste.

Ici chez Rubens, ces corps damnés, précipités vers les Enfers : nuées et grappes, figures agglutinées en une seule masse, cascade humaine composant une torsion spatiale du tableau.

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P. Rubens « Descente aux enfers », 1620

On retrouvera cette même ambition dans « La porte des Enfers » de Auguste Rodin, même mouvements contradictoires, même sensation de chaos.

 

Dans ces compositions, les corps sont davantage les matériaux d’un flux, plus que des sujets en soi.

 

Chez Duchamp la démultiplication d’un corps sur lui-même (« jeune homme triste dans un train », « nu descendant l’escalier ») jusqu’à constituer une texture qui ne dit plus la figure, mais sa vibration, est dans la droite ligne de cette préoccupation, le lyrisme en moins.


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Marcel Duchamp - carte postale éditée pour la Boite en valise, 1937

Le sujet du nu dans tableau de Duchamp, même s’il a, sans aucun doute, été inspiré par les travaux de E. Muybridge et E.J.Marey, est  particulièrement intéressant et cela pour deux raisons. D’abord parce qu’il marque une rupture avec le thème traditionnel du nu en peinture et d’autre part parce qu’il ouvre la voie à des questions esthétiques nouvelles.

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Marcel Duchamp « études de nu sur un escabeau », 1905

Concernant le premier point, on conviendra volontiers que l’escalier n’est pas le lieu le plus convenu de l’histoire de la peinture pour y installer un nu. Habituellement, ce sont soit des espaces clos (la chambre, la salle de bain…, voire l’atelier lorsque le nu n’est qu’une étude) soit des espaces extérieurs (rivière, bord de mer…), si il s’agit d’une scène de genre ou d’un thème mythologique,  qui sont privilégiés.  L’escalier n’est ni l’un ni l’autre même si parfois il réunit les deux.

 

J’avoue ne pas avoir effectué de recherches très poussée sur cette question mais je me suis cependant souvenu de deux peintures de Sir Ed. Burnes-Jones, où c’est sous couvert d’un sujet mythologique ou religieux - en tous cas allégorique - que le nu et l’escalier sont représentés.

 

L’une datant de 1880, représente Vénus, entourée de ses suivantes, descendant nue quelques marches, avant de pénétrer dans son bain. On observera que dans une étude de 1870, Burnes-Jones n’avait pas encore situé sa Vénus près d’un bassin mais bel et bien sur un rivage, à l’instar de S. Botticelli, auquel il se réfère ici sans détour.

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Burne-Jones « Vénus au bain », 1878

L’autre, datant aussi de 1880, intitulé « The golden stairs » présente des anges descendant un escalier en colimaçon, peut-être inspiré à Burnes-Jones par la lecture d’un conte moyenâgeux ou du Paradis de Dante.

02-07-1.jpgBurne-Jones « The golden stairs », 1880 [sources]

 


Comme le note Jean Clair dans son ouvrage, Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art 1 : « le fait est que le nu classique, traditionnellement, était lié à l’idée d’immobilité : assis, debout ou couché, il posait. Et, précisément, la photographie de nu ne fut presque toujours qu’une photo posée : les académies photographiées de Eugène Delacroix en 1857 ou les « odalisques d’Eugène Durieu, à la même époque, haïssaient « le mouvement qui déplace les lignes ».

Donc, outre le choix d’un lieu non conventionnel, c’est bien à l’idée même de la représentation d’un canon classique que s’attaquait Duchamp.

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Etrangement la version finale du « nu descendant l’escalier » sera écartée par les peintres cubistes eux-mêmes lors de l’exposition des indépendants de 1911,à Paris, avant de déclancher un vrai scandale en 1913, outre-Atlantique à L’Armory Show.

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Caricature du « Nu descendant l’escalier » publiée dans the Evening Sun, 1913

L’hypothèse qu’avance Jean clair, c’est que « agiter le nu c’était porter atteinte, quelque part, à son essence même. Aujourd’hui encore, les photographies parues dans la locomotion animale, de jeunes femmes nues en mouvement […] gardent un curieux parfum d’érotisme du fait même qu’elles bougent et que, douées d’un simulacre de ce que constitue l’essence même de la vie, le mouvement, leurs gestes, par-delà les années, continuent de nous faire signe et, en quelque façon de nous provoquer… » et de conclure : « en aucune manière donc, selon ls critères classiques […] un nu n’aurait su être représenté vite. »

 

Seul peut-être Fernand Léger, attiré par une expression plus mécanique des corps, y fera-t-il un discret clin d’œil dès 1913.

02-07-1.jpgF. Léger "L'escalier", 1913


Une autre piste non négligeable (quoique inattendue) de l’inspiration de Duchamp se situe peut-être dans cette suite de tableaux que Edgar Degas réalisa entre 1878 et 1882.

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E. Degas, trois versions pour « Le cours de danse », 1874 - 1882

 

Les deux peintures et le pastel représentent un de cours de danse. Si le peintre semble, tout au moins pour les deux premières peintures, jouer entre les effets dynamiques des danseuses à l’arrière plan et du groupe qui au premier plan est en attente, sur les phénomènes d’ombres et de lumières (comme dans d’autres études de la même période) on peut cependant remarquer, dans les trois images, la présence, en amorce sur la gauche, d’un départ d’escalier en colimaçon.

Sur les deux premières peintures, on peut y distinguer, entre la scansion des barreaux de la rambarde, des jambes de danseuses qui descendent pour rejoindre le cours, alors que sur la troisième, le fragment arrondi de marches, vues par en dessous, répond en contre courbe à celui de la cambrure de deux danseuses en équilibre sur une jambe.

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Dans un sens, ces trois images contiennent elles aussi, en substance, les questions que Duchamp fera siennes en 1911, coordonnant (jusque dans la couleur) la structure de l’escalier et celle du corps de son nu, les confondant au point de les hybrider dans un seul et même mouvement.


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M. Duchamp « Encore à cet astre», 1911

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1 - Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l'art, Ed.Gallimard, 2000

Publié dans Réplique(s)

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